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Nous serions bien naïfs de croire que nous pouvons contrôler une substance précieuse. Ce n’est que par la ruse et une vigilance de tous les instants que nous parvenons à empêcher nos concurrents de s’en emparer.
Rapport interne de la Guilde Spatiale.
Edrik éloigna son long-courrier des ruines de Rakis. Il ne s’intéressait plus désormais au Maître du Tleilax : Waff avait rempli son rôle.
Ce qui comptait à présent, c’était que l’Oracle du Temps avait convoqué tous les Navigateurs survivants, et Edrik avait d’excellentes nouvelles à leur annoncer. Maintenant que les vers marins proliféraient sur Buzzell, l’ultra-épice allait devenir disponible en abondance. Cette variété remarquablement concentrée se révélerait peut-être très supérieure à l’épice classique : un mélange terriblement puissant qui permettrait aux Navigateurs de survivre en se passant de la faction des Administrateurs cupides ou des sorcières du Chapitre.
Enfin libres !
Il avait trouvé amusant de voir Waff emporter ses spécimens de vers sur Rakis dans l’espoir d’y amorcer un nouveau cycle de production d’épice. Il doutait que le Tleilaxu parvienne à ses fins, mais une source alternative de mélange serait toujours la bienvenue. De toute façon, jamais plus les Navigateurs ne se retrouveraient étranglés par les luttes de pouvoir. Les quatre hommes qu’Edrik avait désignés pour accompagner Waff étaient des espions qui le tiendraient régulièrement informé des progrès du Tleilaxu.
Dans sa cuve, Edrik sourit avec satisfaction : il avait pensé à tout. Sa première cargaison d’ultra-épice de Buzzell soigneusement stockée dans sa chambre forte, le Navigateur s’apprêtait à guider son long-courrier dans le vide spatial. L’Oracle elle-même le féliciterait pour ces excellentes nouvelles.
Toutefois, avant même d’avoir pu se diriger vers son lieu de rendez-vous, il vit se former des rides dans l’espace environnant. En examinant ces distorsions, Edrik comprit ce qu’elles signifiaient. Un instant plus tard, des dizaines de vaisseaux de la Guilde apparurent tel un essaim d’abeilles, émergeant des replis de l’espace pour entourer son long-courrier.
Edrik envoya un message sur le canal que seuls ses collègues Navigateurs devaient pouvoir capter.
— Expliquez votre présence.
Mais il ne reçut aucune réponse de ces imposants vaisseaux. Après avoir examiné les glyphes et les cartouches dessinés sur les coques immenses, il sut qu’il s’agissait des nouveaux modèles de la Guilde guidés par les compilateurs mathématiques ixiens.
Les vaisseaux s’approchèrent. Percevant une menace, Edrik transmit avec inquiétude :
— Quelle est votre justification ?
Les appareils de la Guilde formaient un voile étouffant autour de son long-courrier. Le silence de ces énormes vaisseaux était bien plus inquiétant que s’il avait reçu un ultimatum. Leur proximité interférait avec ses générateurs Holtzman, l’empêchant de s’échapper en repliant l’espace.
Une voix se fit enfin entendre, monocorde et pourtant pleine d’assurance.
— Nous voulons votre cargaison d’épice. Nous allons monter à bord de votre vaisseau afin de l’inspecter.
Edrik essaya d’analyser la nature de ces ennemis en parcourant un dédale de possibilités. Ces vaisseaux semblaient appartenir à la faction des Administrateurs. Ils fonctionnaient à l’aide d’appareils ixiens, et n’avaient donc pas besoin de Navigateurs ni de mélange. Mais pourquoi voulaient-ils confisquer l’ultra-épice ? Pour empêcher les Navigateurs de s’en servir ? Pour s’assurer que la Guilde reste entièrement dépendante des appareils de navigation ixiens ?
Ou s’agissait-il d’un adversaire complètement différent ? Des vaisseaux pirates du CHOM espérant s’emparer d’une nouvelle substance précieuse ? Des sorcières du Chapitre souhaitant conserver leur monopole sur le mélange ?
Mais comment des étrangers pouvaient-ils connaître l’existence de l’ultra-épice ?
Tandis que son long-courrier flottait dans l’espace, immobile et impuissant, des petites vedettes d’intervention émergèrent des soutes des vaisseaux environnants. Edrik n’avait pas d’autre choix que de les laisser aborder.
Un homme portant les insignes de la Guilde – mais qu’Edrik ne connaissait pas – pénétra dans le long-courrier et monta jusqu’au niveau d’accès restreint après avoir franchi sans aucune difficulté les différentes barrières de sécurité. Six robustes gardes du corps l’accompagnaient. Le chef de la troupe eut un sourire condescendant en s’arrêtant devant la cuve du Navigateur :
— Votre nouvelle épice offre des possibilités fascinantes. Nous vous demandons de nous la remettre.
La voix d’Edrik retentit à travers les haut-parleurs :
— Allez donc en chercher vous-mêmes sur Buzzell.
— La question ne se pose même pas, répliqua l’homme toujours impassible. Nous avons été informés de la puissance de cette substance, et nous pensons qu’elle peut remédier à notre situation difficile. Nous allons l’emporter au cœur de l’empire des machines pensantes.
Les machines pensantes ? Qu’est-ce que la faction des Administrateurs pouvait avoir à faire avec l’Ennemi ?
— Vous ne pouvez pas la prendre, répéta Edrik comme s’il avait son mot à dire.
L’homme de la Guilde fit un geste vers ses gardes du corps, qui sortirent de sous leurs robes grises de lourds marteaux. Leur chef hocha doucement la tête d’un air approbateur.
Pris de panique, Edrik battit en retraite au fond de sa cuve, mais il n’avait nulle part où aller. Peu importait à ces hommes qu’il soit condamné à mourir s’il était exposé à l’air libre. De leurs bras puissants, ils soulevèrent leurs marteaux et les abattirent sur les épaisses parois de cristoplaz.
Des lézardes apparurent, dessinant des motifs en toile d’araignée, et le gaz d’épice orange s’échappa par les brèches en sifflant. Les gardes ne réagirent pas à ce flot de mélange qui leur arrivait en plein visage, alors qu’une telle concentration aurait suffi à faire chanceler un homme normal. Leur chef observait l’opération comme un homme guettant l’approche d’un orage, tandis que la cuve d’Edrik continuait de se vider.
Quand la pression devint insuffisante pour le porter, le Navigateur s’effondra au fond de la cuve. Il leva faiblement ses mains palmées pour exiger des explications, d’une voix qui n’était plus guère qu’un soupir. L’homme de la Guilde et ses assistants ne daignèrent pas lui répondre.
Pris de convulsions, Edrik se tordait sur le sol. Il tendit un bras sans force pour tenter de ramper, mais l’atmosphère d’épice était maintenant trop ténue. C’est à peine s’il arrivait à bouger ou même à respirer. Mais il ne mourut pas tout de suite.
L’homme de la Guilde s’approcha de la paroi fracassée et son visage se transforma. Khrone dit à ses Danseurs-Visages :
— Allez chercher l’épice concentrée. Grâce à cette substance, Omnius va pouvoir activer son Kwisatz Haderach.
Ils partirent fouiller le vaisseau et trouvèrent rapidement le stock de mélange modifié. Quand les gardes déguisés revinrent, Khrone prit l’un des lourds paquets et le huma profondément.
— Excellent. Assurez-vous que toutes nos équipes ont bien quitté ce long-courrier. Quand nous serons à l’abri, détruisez le vaisseau et tous ses occupants.
Il se tourna calmement vers Edrik qui agonisait dans sa cuve. Seules de minces fumeroles de gaz roussâtre s’échappaient encore par les fissures.
— Vous avez rempli votre rôle, Navigateur. Que cela vous soit une consolation.
Le Danseur-Visage se retira avec une expression triomphante.
Edrik continuait d’aspirer péniblement des goulées d’air dans lesquelles il ne restait plus qu’une faible trace de mélange. Le temps que les vaisseaux de la Guilde se mettent en formation dans l’espace, c’est tout juste s’il était encore conscient.
Les vaisseaux adverses ouvrirent le feu. Le long-courrier d’Edrik explosa avant qu’il n’ait pu maudire ses ennemis.